Contes, mythes et légendes,
"Manifestation vivante de la Vie Unique",
dits par Régor au gré de la Vouivre

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Chacun obéit à sa nature… Mais quelle nature ? Combien dénaturée est-elle dès lors que l’homme n’obéit plus aux désirs de son cœur ! Comme le précise bien le Yi King, « La nature sans les directives de l’esprit n’est pas la nature véritable mais la nature dégénérée.[1] »
 
C’est ce que nous allons voir …

 
 
LE PAYSAN ET LE SERPENT

 

Un jour, un paysan se promenait dans la campagne pour se rendre au village voisin. Sur son chemin, sa curiosité fut attirée par un sifflement étrange qui provenait d’une énorme pierre plate. Il la souleva à grande peine…
Il est en effet dans la nature de l’homme d’être curieux.
Notre paysan délivra sans le vouloir un énorme serpent qui était prisonnier sous ce rocher.
- Merci, lui dit le serpent ! Sans toi, je serais sans nul doute mort étouffé.

 
 

Le serpent, tout en rampant à côté du paysan, sifflait de plus en plus de façon inquiétante.
Le paysan, tout en marchant, ne le quittait pas des yeux, peu rassuré par cette dangereuse compagnie. Il avait de plus en plus peur et lui dit en tremblant :
- Tu ne vas pas tout de même pas faire ça !
- J’en ai de plus en plus envie, répondit le serpent.
- Mais, ne me dois-tu pas la vie ? répliqua le paysan. Si je n’avais pas soulevé le rocher tout à l’heure, sans nul doute tu aurais péri étouffé. Tu dois m’en être reconnaissant et tu ne peux attenter à ma vie.
- Oui, oui, oui… dit le serpent. Mais ce n’est pas pour me sauver que tu as fait cela ! C’est par simple curiosité ! Il est dans la nature de l’homme d’être curieux ; il est dans ma nature de piquer les hommes et je ne peux faire autrement ! Sans doute as-tu été très imprudent… Ne connais-tu pas l’histoire du scorpion et de la grenouille ?
 - Non, non, non ! dit le paysan qui avait de plus en plus peur. Ecoute, raconte-la-moi, dit-il en espérant gagner du temps et trouver ainsi le moyen d’échapper à la morsure du  serpent.
- Eh bien ! Ecoute :
 
« Il était une fois, sur le bord d’un étang, un scorpion qui désirait traverser sans danger. Or, il ne savait pas nager. Apercevant une grenouille, il lui demanda :
- Voudrais-tu me faire traverser l’étang. Je ne sais pas nager. Tu aurais simplement à me laisser monter sur ton dos pour me permettre de gagner l’autre rive.


 

- Ah non ! répliqua la grenouille, je te connais trop ! Tu vas en profiter pour me piquer avec ton dard !




- Mais non ! rétorqua le scorpion. Réfléchis un peu ! Si je te piquais alors que tu me portes sur ton dos, tu mourrais aussitôt, et moi je périrais noyé,
ce dont je n’ai nulle envie !
Tu vois bien que tu ne cours aucun danger.

 
La grenouille se laissa convaincre.
Le scorpion monta sur son dos ;
elle nagea vers l’autre rive.
Mais plus elle avançait, plus la grenouille était inquiète. Elle sentait sur son dos le scorpion qui tremblait, tremblait de plus en plus,
repris par son instinct.

- Tu ne vas tout de même pas faire ça !
lui cria la grenouille.

- Si ! dit le scorpion. Que veux-tu, c’est plus fort que moi ! C’est dans ma nature de scorpion,
je ne peux faire autrement !

Il piqua de son dard venimeux l’imprudente grenouille avant de mourir noyé
au milieu de l’étang. »

 
- Tu vois, dit le serpent au paysan,
chacun obéit à sa nature ;
il est dans ma nature de serpent
de vouloir te piquer.
J’en ai grande envie et je ne peux faire autrement. Tu n’aurais pas dû obéir à ta curiosité
et soulever cette pierre !

- Ecoute, dit le paysan, ce n’est pas là un comportement raisonnable. Tu me dois la vie et il n’est pas juste que tu agisses ainsi. Je te propose un marché. Faisons juge de notre différend le premier animal que nous rencontrerons sur le chemin. Nous lui exposerons notre affaire et nous verrons à qui il donnera raison. Nous nous soumettrons à sa décision d’un commun accord.
- Il n’est pas dans la nature du serpent d’être raisonnable. Il est dans la nature du serpent de se conduire en serpent. J’accepte cependant, mais… tu ne perds rien pour attendre !
 
Or, ils arrivèrent à l’entrée d’un village
et ils aperçurent un chien abandonné,
hâve et famélique, qui errait de-ci de-là.

Ils l’appelèrent et lui contèrent leur différend.



- Serpent, tue cet homme tout de suite,
cela est en ton pouvoir alors que je ne peux le faire !  Il est dans la nature de l’homme d’être mauvais ; il ne mérite pas de vivre !

- Mais c’est insensé ! Pourquoi dis-tu une chose pareille ? répliqua le paysan en pâlissant.
- Et oui, dit le chien, les hommes sont mauvais. Je vais vous conter mon histoire.
Oh ! Elle est simple et banale.

Toute ma vie, j’ai servi fidèlement mon maître, sa femme et leurs enfants. Alors que mes cousins les loups vivent en liberté dans les vastes forêts, j’ai été obligé de porter le collier durant toute mon existence. Je suis resté attaché des jours et des nuits durant à une corde ; j’ai gardé leur maison contre les mendiants et les voleurs. Pendant toutes ces années, le maître m’a nourri de quelques os et des reliefs de ses repas.
Souvent, j’ai gardé pour lui le troupeau de vaches lorsqu’il le menait en pâturage ; il me fallait les rassembler le soir et courir après elles pour cela, en allant de l’une à l’autre en aboyant.
Avec lui, j’allais à la chasse ; pour lui, je levais le gibier dont il ne me laissait que les os !
Maintenant, je suis devenu vieux, ma vue faiblit et ma force décline. Il me chasse à coups de pierres et ne me donne même plus un os à ronger !
Les hommes sont ingrats et mauvais. Tue celui-ci qui est en ton pouvoir !
 
- Tu vois, dit le serpent, je t’avais bien dit que tu ne perdrais rien pour attendre, dit le serpent en sifflant et rampant en s’approchant du paysan.
- Non, non ! Ne l’écoute pas ! Ce chien est aigri. Sans nul doute, son ressentiment le rend injuste ; ce n’est pas là un jugement impartial. Demandons l’avis au prochain animal que nous rencontrerons et je me soumettrai à son jugement.
- Oh ! Qu’à cela ne tienne ! Cela m’amuse beaucoup ! Je veux bien mais… tu ne perds rien pour attendre !
 
Ils continuèrent leur chemin, le serpent toujours sifflant et le paysan toujours tremblant,
le guettant du clin de l’œil.

Ils aperçurent alors un âne qui broutait quelques chardons sur le bord du chemin. Le paysan le prit à témoin, lui contant toute l’histoire
et le fit juge entre lui et le serpent.




- Tue cet homme, dit l’âne au serpent. Tue-le vite ! Les hommes sont mauvais et ne méritent aucune pitié. Obéis à ta nature et pique-le de ton venin puisqu’il est à ta merci.
- Oh ça ! Ce n’est pas possible, se défendit le paysan fort surpris. Pourquoi cette haine contre l’homme ? demanda-t-il à l’âne.
- Bien ! Je vais vous conter mon histoire.
 
Sachez tout d’abord que je ne suis pas n’importe quel âne ! Mon ancêtre est né en Palestine et il a réchauffé de son haleine l’enfançon nouveau-né dans l’étable de Bethléem.
Sans lui, il serait mort de froid, le pauvre !

Ce n’est pas tout ! Il l’a porté, avec sa mère la douce Marie, jusqu’en Egypte lorsqu’ils durent fuir les persécutions, avec le vieux Joseph.
Il était là encore le jour des Rameaux pour porter le Seigneur Jésus dans les rues de Jérusalem et tous les habitants mettaient des palmes sous ses sabots pour l’honorer. Personne n’a jamais dit que c’est lui qui porta le corps du Christ jusqu’au tombeau lorsqu’on le descendit de la croix.
Ce sont là des titres de bien ancienne noblesse ! Moi, tout comme mon ancêtre, j’ai servi fidèlement mon maître. J’ai porté pour lui de grosses charges toute mon existence ; maintenant, je suis vieux et fatigué. Il me chasse
et ne me donne aucune nourriture.

Aussi, dit-il au serpent, obéis à ta nature ! Pique-le de ton venin puisqu’il est en ton pouvoir de le faire !
 
Le paysan, entendant cela se mit à trembler de plus belle. Il sentait une sueur froide ruisseler sur son front. Cependant, il tenta encore d’argumenter
et dit au serpent :

- Ce jugement n’a aucune valeur. Il est évident que cette pauvre bête a perdu l’esprit. On ne peut se fier à l’avis d’un fou. J’ai, grâce à toi, beaucoup appris sur ma nature, sur celle des serpents,
des chiens et des ânes. Laisse-moi profiter de ce que je sais maintenant…

- Il n’en est pas question ! Je vais te tuer, siffla le serpent. Quand je pense que ce sont tes amis que tu as rencontrés ! Tu as entendu leur jugement.
Il n’y a plus à tergiverser…

- Demandons encore une fois au prochain animal que nous rencontrerons de juger de notre différend, supplia le paysan.
- Soit ! Je vais être beau joueur, dit le serpent avec condescendance. J’ai tout mon temps, tu ne peux m’échapper et ton destin est scellé !
Tu ne perds rien pour attendre…

 
Ils continuèrent donc leur chemin en s’observant mutuellement. Ils ne tardèrent pas à rencontrer un renard qui chassait aux alentours.



Ils prirent le renard à témoin, lui racontèrent toute l’histoire depuis son origine, sans omettre les jugements du chien et de l’âne.
- Je ne comprends pas très bien, dit le renard. Je n’arrive pas à me représenter la situation. Est-ce que nous ne pourrions pas retourner sur les lieux mêmes afin que je puisse me rendre compte des circonstances et que je puisse
formuler un jugement équitable ?

Le paysan et le serpent acceptèrent. Ils firent demi-tour et revinrent sur les lieux. Le renard se fit montrer le gros rocher au milieu du chemin, au bord du trou où le serpent était lové.
- Je ne me rends pas bien compte, dit-il au serpent. Pourriez-vous reprendre
la place qui était alors la vôtre ?

Dès que le serpent fut dans le trou, le renard, prompt comme l’éclair, fit rouler le rocher qui emprisonna de nouveau le serpent.
Il est dans la nature du renard d’être rusé.
- Vous voilà tiré d’un mauvais pas, dit-il au paysan.
- Ah ! Merci ! Je vous dois la vie à coup sûr ! s’exclama le paysan.
Je ne sais comment vous remercier.

- Ce service, en effet, mérite son salaire.
- Ecoutez. J’habite une petite ferme dans le village, à l’orée du bois, et j’élève quelques poules.
Venez demain matin à l’aube
et je vous offrirai quelques chapons.

 
Le lendemain, à l’aube, le renard arriva à proximité de la ferme du paysan. Il vit celui-ci sortir avec un gros sac sur son dos. Sans nul doute les chapons promis ! Il se léchait déjà les babines.
Mais lorsque le paysan ouvrit son sac, il en bondit deux molosses aux crocs étincelants qui se jetèrent sur le pauvre renard qui n’eut que le temps de fuir à toutes jambes.



Il eut beaucoup de mal à sauver sa peau !

Il est dans la nature de l’homme tortueux de manquer à sa parole.
 
 
Dès le départ, le serpent n’est pas dupe des motivations du paysan, qui habille de vertu ce qui n’est que curiosité imprudente. Il met celui-ci devant sa propre responsabilité en l’affaire.
L’animal humain a beaucoup de mal à dominer les impulsions qui se saisissent de lui, même lorsqu’elles sont suicidaires à plus ou moins long terme.
La naïveté se paye cher aussi, pour ceux qui sont trop crédules et se laissent abuser par des promesses dont le moindre bon sens voudrait qu’on se méfie, d’où qu’elles émanent.
Puis nous entrons là dans le vif du sujet ! L’homme dénaturé a une telle conduite envers le règne animal qu’il est vomi par toute la nature ! Ici encore ne parlons-nous que des animaux domestiques dans un milieu rural, peut-être fruste, mais encore proche des cycles naturels.
Que ne dirions-nous pas sur les élevages modernes, centres concentrationnaires pour animaux de boucherie ? Sur les expérimentations dites scientifiques sur les animaux de laboratoires ? Il n’est pas étonnant que les nazis, allemands ou japonais, aient expérimenté de façon atroce sur leurs prisonniers en leur inoculant peste et autres choléras. Que nous finissions par traiter les hommes comme nous traitons les animaux obéit à une logique horrible ! Jadis, il s’est trouvé des sociétés, comme en Nouvelle-Calédonie, où des humains étaient élevés comme du bétail pour la nourriture.
Le boomerang revient inévitablement et les animaux que nous rendons malades par les traitements auxquels nous les soumettons propageront leurs épidémies dans l’espèce dite humaine ! La véritable Nature de l’homme est divine, mais il la renie sans cesse et ne tire pas les justes conclusions de ses erreurs.
Certes, ils ont eu grand tort de se laisser domestiquer, ces animaux, et de faire en quelque sorte confiance à l’homme ! Le loup, lui, refuse le collier, quitte à souffrir la faim, nous rappelle une fable de La Fontaine. Georges Brassens rend hommage aux oies sauvages… et se réclame de cette « sauvagerie », cette liberté, pour laquelle il aura payé le prix.
Dans toutes les traditions, il y a des animaux mythiques auxquels les hommes se réfèrent et à travers lesquels ils regardent les animaux communs. « Croire qu’un animal est un animal, c’est faire », enseignait don Juan à Castaneda. « Faire », c’est se conduire en homme ordinaire et non en guerrier, c’est-à-dire en être humain digne de ce nom dès lors qu’on comprend ce mot dans son juste sens, celui qui sait demeurer inattaquable. Les hommes, lorsqu’ils ont conscience de leur origine animale, respectent au moins leurs animaux totémiques.
L’âne n’a pas été mieux traité que le chien et arrive à la même conclusion lapidaire que lui :
- L’homme est mauvais, tue-le ! 
Les mers, les vents, les volcans, le peuple des arbres, tous en arrivent à la même conclusion ! Qui voit encore que la Matière est vivante sous toutes ses formes ? La Nature n’en peut plus de supporter l’homme contemporain.
Ainsi en est-il de l’homme depuis qu’il n’obéit plus aux désirs de son cœur ! Cette contre-nature humaine peut-elle trouver son dépassement ? Il y a urgence. Cette planète terre devient un enfer pour ceux qui ne peuvent écouter leur Nature première…
La duplicité de l’homme est pire que la ruse du renard ! Le serpent, trop confiant, se fait berner par le renard, au grand soulagement du paysan, mais le renard à son tour subit la traîtrise humaine.
 
Toi, lecteur, as-tu reconnu des facettes de toi-même dans ce paysan avide, curieux, lâche et parjure, dans ce serpent qui ne peut dominer, tout comme le scorpion, un instinct qui le pousse au pire, dans ces animaux domestiqués qui geignent sur leur sort, dans ce renard qui se croit habile et jusque dans ces bouledogues dressés pour tuer ? Terrible ! Mais prise de conscience salutaire, sinon…
 

[1] - Yi king, le livre des transformations - Richard Wilheim et Etienne Perrot, Librairie Médicis, 1981, Hexagramme 25, « L’innocence, l’inattendu », p. 126.
 



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